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La neige s’était mise à tomber. Devant la Range Roover, elle tissait un rideau de plus en plus épais, mais que les faisceaux des phares perçaient encore sans peine.
— Fallait s’y attendre, gronda Ballantine. Avant de partir, à Paris, on avait parlé de neige. Et quand on parle de neige, on en voit la queue, c’est connu…
Tu confonds avec le loup, fit Bob Morane qui tenait le volant.
— C’est du pareil au même, commandant… Là où il y a de la neige, les loups sont pas loin non plus. Suis certain qu’il y en a encore dans ce pays…
— Probable, répondit simplement Morane.
Cela faisait maintenant deux jours qu’ils roulaient, se relayant de deux heures en deux heures, depuis qu’ils avaient quitté Paris. Un arrêt de temps en temps seulement pour faire le plein et manger un morceau.
Au début, il y avait eu les autoroutes. Françaises, allemandes, tchèques, et avec l’entrée en Sildavie, ça s’était dégradé. Fini les autoroutes. À la place, de mauvaises chaussées aux pavés en dos de tortue. Il y avait bien eu quelques tronçons de macadam, mais les dix doigts des deux mains suffisaient pour les compter.
Et cela se terminait par ce chemin mal empierré, plein de nids de poule et d’ornières.
— C’qu’on va bientôt arriver ? interrogea Bill. Commence à faire fatigué et froid dans c’te tire…
— Je crois qu’on y est, dit Bob.
Il avait ralenti et montrait un panneau indicateur, qui devait dater de l’époque où les troupes du Troisième Reich occupaient la Sildavie. On y lisait, en caractères à demi effacés par les intempéries : Lasv.
La route tourna. Sur la droite, il y eut les lumières des fenêtres d’une bâtisse trapue.
— On va s’arrêter là pour demander notre chemin, décida Morane.
Il stoppa la Roover devant la porte de la maison. Avant, au-dessus de cette porte, les deux amis avaient repéré une enseigne sur laquelle Morane, qui possédait quelques mots de sildave, avait pu lire Auberge du Roi Ladislas. Il avait traduit à Bill, qui s’était exclamé :
— Tombe bien, c’t’auberge. Commençait aussi à faire drôlement soif là-dedans…
Enveloppés dans leurs duffel-coats ils mirent pied à terre et marchèrent vers la porte. Quand ils voulurent la pousser, ils se rendirent compte qu’elle était fermée de l’intérieur. Pourtant, de derrière, venaient des éclats de voix.
— On a plutôt l’air méfiant dans le pays, remarqua Bill. Tout en continuant à frapper à la porte, Morane cria, en allemand :
— Ouvrez-nous… Nous sommes de pauvres voyageurs attardés…
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les troupes hitlériennes avaient occupé la Sildavie et beaucoup de personnes âgées, et aussi quelques autres, parlaient l’allemand. Morane et Ballantine en avaient fait l’expérience depuis leur entrée dans le pays. Aussi avaient-ils décidé d’user de cette langue que tous deux, surtout Morane, parlaient couramment.
— Ouvrez-nous !… insista Morane.
Derrière la porte, il y eut un brusque silence, puis des bruits de pas. À travers le battant, une voix demanda, en allemand également :
— Qui êtes-vous ?
— Des touristes étrangers, répondit Bob. Nous sommes venus en voiture.
Il y eut un bruit de verrou qu’on tirait. La porte s’entrebâilla pour laisser apercevoir un visage hirsute, garni d’une épaisse moustache poivre et sel et où brillaient des yeux remplis de méfiance.
L’aspect des visiteurs devait être rassurant, car la porte s’ouvrit tout à fait, et ils purent franchir le seuil.
— Guten Abend ! lança Morane à la ronde. Bill l’imita aussitôt.
— Guten Abend ! répondirent quelques voix.
Ils étaient une douzaine de personnes réunies autour d’une table ronde au centre de laquelle brûlait une lampe à pétrole. Les hommes avaient gardé leurs casquettes et leurs chapeaux. Il n’y avait que trois femmes et toutes trois portaient des châles. Deux d’entre elles tricotaient. Si vieille qu’on pouvait se demander si on ne l’avait pas tirée de sa tombe pour la circonstance, la troisième égrenait, de ses doigts informes, un rosaire aux énormes grains d’ambre blond.
Tous les visages s’étaient tournés vers Morane et Ballantine. Dans leurs dos, la porte avait été refermée aussitôt, le verrou tiré. Un silence troublé seulement par le crépitement des bûches dans la cheminée.
On se serait cru à une autre époque. Plus rien ne rappelait le XXe siècle. Un retour au Moyen Âge.
— Moi, c’est Robert Morane, Français de Paris, fit Bob en allemand.
Il désigna Bill.
— Et voilà William Ballantine, Écossais d’Écosse.
— Et assoiffé comme c’est pas possible, enchaîna le géant.
Le temps, un moment suspendu, reprit sa course. Les visages hostiles se déridèrent.
Ficzko, le fermier, tendit des chaises aux nouveaux venus. Le cercle, autour de la table, s’élargit pour faire de la place. On servit des grands verres d’eau-de-vie de prune aux étrangers. Bill vida le sien comme s’il s’agissait de sirop de framboise. Morane tenta bien d’en boire une gorgée, mais il s’étrangla, toussa, et ses yeux gris d’acier lâchèrent deux larmes qui coulèrent le long de ses joues tannées.
— Trop fort pour vous, hein, commandant ? s’empressa Bill. Non, faut pas… Ça vous ferait du mal… Faut avoir l’habitude…
Le verre de Morane passa devant Bill, puis dans la main de Bill, puis son contenu dans le pipe-line qui tenait lieu de gosier à Bill. Tout cela sur le temps d’un clin d’œil.
L’hommage qui venait d’être rendu par l’Écossais à leur boisson favorite dut plaire aux Sildaviens. Tous les visages s’étaient maintenant complètement ouverts. On voyait même fleurir quelques sourires. Mais, sur toutes les lèvres, on devinait la même question. Question qu’on ne formulait pas. Sans doute par discrétion. Cette discrétion qui est l’apanage des gens simples, demeurés fidèles aux vérités premières du ciel et de la terre.
Ce fut Bill qui rompit le silence, et sans la moindre discrétion lui, ce qui prouvait qu’il était malgré tout un être civilisé.
— Vous devez vous demander ce qu’on est venus faire ici, hein ? jeta-t-il en allemand.
Il n’y eut pas de réponse. Mais l’interrogation continuait à se lire sur les traits de tous les Sildaviens.
— On vient faire une petite visite au château, laissa tomber Ballantine après un bref moment de suspens.
*
À ce mot de « château », tous les visages s’étaient soudain fermés à nouveau. Plusieurs même avaient pâli jusqu’à paraître exsangues. Une des femmes ébaucha un signe de croix.
— Ben quoi ? fit Bill. On dirait que vous avez vu le diable. Morane comprit qu’il lui fallait intervenir, adoucir l’impression de rudesse de son compagnon.
— Écoutez, dit-il à l’adresse des Sildaviens, nous sommes des amis de la jeune comtesse Angelina Nosferat. Elle nous a écrit pour nous demander de venir à son secours, au château… Nous sommes venus aussitôt…
Il s’interrompit, pour reprendre ensuite :
— Voyons, que se passe-t-il ?
La vieille Ilona Koschik dodelina de la tête. Les perles d’ambre de son chapelet coulaient plus vite entre ses doigts déformés par arthritisme.
— Une bien brave petite, la demoiselle, dit-elle. Dommage…
La vieille s’interrompit.
— Dommage… ? insista Morane, soudain tendu.
— Dommage qu’elle ait eu un démon pour ancêtre, compléta Ilona.
— Et ce démon est revenu, enchaîna Ficzko.
— Vous voulez parler du comte Vlad Nosferat ? demanda Morane.
Il y eut un long silence qui pouvait passer pour un acquiescement.
— Allons donc ! intervint Bill Ballantine de sa grosse voix. Le comte Vlad est mort depuis cinq cents ans !
— Vag l’a vu il y a quelques jours, déclara Ficzko.
— Qui est-ce Vag ? s’enquit Bob.
— Mon petit berger, fut la réponse du fermier. Il a vu le comte, entouré de ses démons, sur la route qui monte au château.
— Il aura rêvé tout éveillé, dit Morane. À moins qu’il ne vous ait raconté des histoires. Vous savez, les enfants possèdent beaucoup d’imagination…
Mais Ficzko secoua la tête.
— Non, fit-il. Istvan, le peintre, a aperçu lui aussi le comte, presque à la même heure, mais plus haut vers le col de Vorno.
— Comment Vag et Istvan ont-ils pu reconnaître qu’il s’agissait du comte Vlad Nosferat ?
— À cause de ses yeux, répondit Ficzko.
— Oui, ses yeux, intervint la vieille Ilona Koschik… Hi… Hi… Hi… Des yeux jaunes comme ceux du portrait qui se trouve au château. J’y suis allée un jour, il y a bien longtemps, et on m’a dit que c’était le portrait du comte Vlad… Des yeux jaunes comme l’or… Des yeux jaunes comme l’ambre… Hi… Hi… Hi… Hi…
Bob Morane et Bill Ballantine échangèrent un bref regard. Tout à fait comme si ces yeux jaunes leur rappelaient quelque chose.
— De toute façon, dit Bill, ce ne sera pas cet homme aux yeux jaunes qui nous empêchera d’aller au château. Nous, les hommes aux yeux jaunes, on sait comment les traiter, hein, commandant ?
— Sûr, approuva Morane. On sait comment les traiter, même s’ils sont morts depuis cinq siècles…
Et il ajouta, plus bas :
— Ce qui m’étonnerait…
Et il ajouta encore, à l’adresse de Bill :
— Je propose que nous nous remettions en route sans tarder.
Il avait continué à parler allemand et ses paroles furent comprises de tous.
— Vous ne pouvez pas aller au château, insista Ficzko. Ce serait risquer votre vie.
— C’est justement pour aller au château que nous sommes venus jusqu’ici, fit Morane d’une voix calme.
— Ouais, approuva Bill, et on n’est pas de ceux qui rebroussent chemin au moment de toucher au but.
— Si vous nous montriez la route qu’il faut prendre pour gagner le château, fit Bob à l’adresse des Sildaviens.
Ce fut encore Ficzko qui parla.
— Attendez au moins le jour, dit-il. La nuit, vous risqueriez de vous perdre. Et puis, avec le comte, les loups sont revenus. Ils errent autour du castel. Des loups qu’on ne peut pas tuer, messieurs…
« Balivernes que tout ça ! » pensa Morane. Mais il pensa aussi que le fermier avait sans doute raison. La nuit, avec la neige qui rendait tout uniforme, Bill et lui risquaient de s’égarer. Et il devinait que personne, à Lasv, n’accepterait de leur servir de guide. Il lança un rapide coup d’œil en direction de Ballantine, pour quémander un avis. Comme cet avis ne venait pas, il décida :
— Soit, nous passerons la nuit ici… Vous avez des chambres libres, j’espère…
— Personne ne vient de ce côté en hiver, assura Micaïl Slovaz, le patron de l’auberge. Je vais vous faire préparer mes deux meilleures chambres… Mais je pense qu’avant d’aller vous coucher vous mangerez bien quelque chose…
— Et comment ! explosa Bill Ballantine. Je me sens une faim de loup !
Le géant s’étrangla à demi sur ce dernier mot, qu’il aurait voulu pouvoir ravaler. Personne cependant ne semblait l’avoir remarqué. Sur les visages des Sildaviens, hommes et femmes, il y avait maintenant une évidente expression de satisfaction. Comme si, momentanément, ils avaient réussi à sauver la vie aux deux voyageurs.